Wittgenstein, l’imagination et le politique

mercredi 23 décembre 2009 

Antonia Soulez, « Wittgenstein, l’imagination et le politique« 

Pour trouver un Wittgenstein engagé, il faut consulter l’œuvre, et non la manifestation publique. Le seul engagement dans la Vienne de l’entre-deux-guerres qu’on peut lui reconnaître est celui de l’enseignement en Basse-Autriche et la réalisation d’un petit dictionnaire pour les enfants du primaire [1]. Cela pouvait se comprendre dans le climat des réformes scolaires menées par Otto Glöckel, et les contacts que la famille Wittgenstein avait noués avec ce réformateur. Que l’épisode de l’enseignement de Wittgenstein à l’école ait été malheureux et le Wörterbuch für Volksschulen publié en 1926 pas vraiment un succès, ne doit pas conduire à minimiser l’importance de ce texte de 42 pages en faveur de la langue vernaculaire, mettant en avant, même de façon lacunaire, l’usage, à côté de l’allemand, de mots autrichiens dans cette région alpine des villages où il avait été maître d’école. Le plaidoyer en faveur de l’usage que contient en filigrane sa préface, n’est pas sans annoncer la perspective philosophique de la « grammaire » du philosophe du début des années 1930. Or la grammaire philosophique n’est pas qu’un domaine intellectuel. Elle contient aussi ce que l’on pourrait appeler une « politique de la langue ». De même le goût que Wittgenstein avait pour l’architecture, non pas seulement en esthète, mais en concepteur d’une maison à habiter, en l’occurrence, celle de sa sœur, ne relevait pas que d’une inclination désintéressée pour cet art de la construction. Il engageait une vision de l’habiter dans l’espace de la ville, incorporant un jugement sur le privé eu égard à l’être en commun. Pourtant, et quoique d’inspiration « moderne » dans le style de Loos, l’unique bâtiment dont il conçut l’intérieur, le Volkspalast pour sa soeur Margarete Stonborough, s’érigea en marge des batailles sur l’esthétique de l’habitat qui opposaient dans Vienne la rouge partisans des Siedlungen et partisans des Höfe [2]. On aurait attendu que ces intitiatives dans l’espace public, aient une dimension d’engagement, car la langue commune, l’habitat touchent de près aux formes de vie, et rien ne sonne plus « politique » au sens fort que le motif wittgensteinien des « formes de vie ». Cependant, tout se passe comme si Wittgenstein avait préféré s’engager dans ses écrits. Il y aurait des façons d’être politique, non directement « politiques » au sens habituel du terme. Philosophe de l’acte effectif, sans discours, Wittgenstein inscrit l’engagement dans des motifs à portée politique. Il contestait cependant le bien-fondé pragmatique de la justification de l’action sociale et politique. Il a ainsi rendu difficile la transition de l’acte à l’efficience politique.

L’ABSENCE D’UNE THÉORIE DE L’ACTION CHEZ WITTGENSTEIN

À cause de cela, on dit souvent qu’il n’y a pas de théorie de l’action chez Wittgenstein. Ce défaut donnerait, semble-t-il, raison à quelques remarques négatives concernant le peu d’importance politique des propos de Wittgenstein. Évoquons quelques-unes de ces critiques sans nous y attarder : celles vraiment négatives de Ernst Gellner dans Spectacles and Predicaments [3], mais aussi dans de nombreux articles publiés dans les années 1980 où Gellner reproche à Wittgenstein son « conservatisme ». Comme Heidegger, il est un philosophe de l’Heimat, fortement axé sur la communauté, au détriment de la Gesellschaft. Wittgenstein ignore les théories de l’action sociale et de manière générale se pose en ennemi des sciences sociales. La thèse du philosophe conservateur mettant la vie et la pratique au-dessus de la rationalité sociale s’appuie sur l’idée que le donné se résume aux « formes de vie reçues ». De là, renchérit Ch. Nyiri, son « traditionalisme ». Le conservatisme, en effet, préfère le donné et fait presque toujours porter le soupçon sur la théorie. C’est à cette explication du « conservatisme » que l’engagement du dictionnaire pour les enfants du primaire renverrait encore. être responsable de la manière dont les mots s’écrivent, entraîne, dit-il, l’éveil d’une « conscience orthographique » privilégiant le respect des règles qui suppose la grammaire ancrée dans l’institution, de plus dans une contrée autrichienne. Ce trait transposé dans le champ logique, décelable dans le Tractatus, serait plus marqué encore dans la philosophie seconde de Wittgenstein. Nyiri ajoute que l’importance accordée au cérémoniel dans l’écrit anthropologique des Remarques sur le Rameau d’or de Frazer de 1931, à la ritualité des comportements, indique que Wittgenstein fait partie de ces intellectuels ayant contribué à « préserver une position néo-conservatrice, en crise dans les années 1927-1933, d’une catastrophe théorique à une époque où, en Allemagne, cette position ne pouvait plus être sauvée d’une catastrophe politique » [4]. Cette interprétation du conservatisme, David Bloor (1997) la reprend en alléguant, dans les écrits de Wittgenstein, le rôle des règles en mathématiques, et le caractère « accepté » de leur « institution ». Intéressé par la forme sociale que peut prendre l’interprétation sceptique de la connaissance, il montre comment, en s’adossant au paradoxe de la règle selon Kripke en vertu de laquelle sa justification reconduit ultimement au privé, l’approche sceptique rate le public. À l’encontre de cette conception, Michaël Lynch a fortement réagi. L’argument de « scepticisme » alimente l’idée que Wittgenstein se tenait à distance de l’action. Le statut même des règles conforterait l’idée du respect de ce qui est établi, faisant de « l’accord dans les formes de vie » un rempart contre tout ce qui viendrait menacer l’ordre résultant d’un consensus. Lynch critique cette conception sceptique qui empêche de donner à la « praxis » – mot de Wittgenstein pour l’acte de « suivre une règle » – une dimension politique, ainsi qu’à l’approche wittgensteinienne du langage et des formes de vie. En effet, le caractère « allant de soi » des règles affirmé au § 138 des Recherches philosophiques, tendrait à privilégier la science toute faite, tuant dans l’œuf toute promesse d’innovation politique. La conséquence serait alors, il faut bien le dire, un singulier appauvrissement de la notion wittgensteinienne de « praxis » tandis que la règle demeurerait vouée à entériner le pas déjà fait au détriment du nouveau. Ainsi, fait remarquer Lynch, selon cette conception « les règles ne rendent pas suffisamment compte des actions », en particulier les actions à venir, échappant à la prévision du même « coup » dans le jeu de langage. À l’opposé de Bloor, Lynch insiste à juste titre sur le fait que la règle n’est pas qu’une rampe à laquelle s’accrocher de manière à entrer dans les formes concertantes d’une société normativement « cohérente ». La thèse du scepticisme épistémologique dont l’empirisme sociologisant de Bloor se nourrit, dit-il, nuit à la dimension vraiment politique de la praxis wittgensteinienne de la règle, en ruinant la « portée » critique qui inspire le fameux « accord dans les jugements ». En faisant la sourde oreille à la distinction que Wittgenstein lui-même souligne entre l’accord dans les jugements et l’accord dans les opinions (cf. Recherches, § 241-242), on ampute le suivi de la règle de son « extension » possible à des actions à venir. Or le lien entre règle et action doit également rendre fructueuse son application à des cas nouveaux, et cela toujours et encore de l’intérieur. C’est pourquoi, pour Lynch qui, sur ce point rejoint Malcolm, il est à la fois important de souligner comme le font Baker et Hacker le caractère anthropologique de la relation interne de la règle et de son extension, et dangereux de la concevoir comme autonome par rapport au contexte social et politique. Bref « l’autonomie de la grammaire » mal comprise, pourrait bien rendre un très mauvais service à une « praxis » qui se voudrait politique. Toutefois, l’enjeu d’une épistémologie non sceptique de l’action comme celle que défend Lynch, n’est pas directement politique, mais plutôt de mettre en avant, à l’encontre du sociologisme de Bloor, la fécondité ethnométhodologique (selon le modèle instauré par les travaux de H. Garfinkel, 1967) d’une description anthropologique comparative plus fictive qu’empiriste. Par là, Lynch comprend que l’imagination se met alors au service de la praxis d’une manière bien plus efficace qu’on ne le pense. Sans entrer dans le détail de ces controverses allant jusqu’à opposer un camp de « wittgensteiniens de gauche » à des « wittgensteiniens de droite » [5], je m’en tiendrai à cette part, que Lynch réussit à sauver de l’analyse de la praxis de suivre une règle, à savoir l’imagination.

PORTÉE POLITIQUE DE L’IMAGINATION

En quel sens « notre imagination » a-t-elle un rôle à jouer ici ? Alice Crary suggère qu’avec Wittgenstein se profile une politique possible à distance d’une forme ou une autre de consensus fondé sur des conventions linguistiques. S’agissant de la « philosophie en relation avec la pensée politique » [6], elle déclare que la responsabilité de ce que nous disons et faisons, peut révéler sa « valeur pratique » en mobilisant notre imagination. Cette relation a une valeur pratique en ce qu’elle permet l’accord et le désaccord au niveau profond d’une condition de caractère social-anthropologique sans laquelle il ne serait même pas possible d’avoir une conception en désaccord avec celle du voisin. On pourrait dire que cet accord de « fond » qui n’est pas de fondement, relève d’une certaine « topique » du politique en gardant à cette expression sa dimension « profonde » au sens de Gilles Granger. Il en est de cette dimension « profonde » du politique, comme de la grammaire profonde vis-à-vis de la surface. Cet « accord » n’est pas un consensus de surface réductible à des conventions de langage, mais il n’est pas non plus un « fondement » au sens cognitif de la possibilité de tomber d’accord ou en désaccord dans la discussion, par exemple sur le sens du mot « justice », ou d’autres mots du vocabulaire politique. Ce point a été souligné par John Danford dont la thèse est qu’à partir de Wittgenstein, il n’y a plus de discussion théorique envisageable, à la différence par exemple de ce que la philosophie du langage de Hobbes rend possible, sur ce que signifient les termes du vocabulaire politique. L’approche de la « grammaire » aurait ainsi des effets dévastateurs sur la théorisation politique de notions fondamentales pour la vie en cité. Est responsable de cet état de choses, aussi et surtout le sens « actif » du « fond » sans fondement sur lequel nous nous entendons ou pas sur ce qui est à comprendre dans les activités humaines, ce qui est dit « vrai », « faux », « juste » ou « injuste ». Wittgenstein n’est pas le premier à secouer cette vision définitionnelle des « valeurs ». Un philosophe l’a précédé, Nietzsche, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873). Ce texte qui annonce Wittgenstein, fait dériver les noms de « valeurs » de l’usage qu’en font les hommes et non l’inverse. S’il en est ainsi, plus rien de fondamental théoriquement parlant ne saurait être attendu d’une réflexion critique sur la « grammaire » de notre vocabulaire politique. Mais alors, la leçon se retourne car cela veut dire aussi qu’on ne peut plus s’appuyer sur le sens de ces noms de valeurs pour avancer des théories. Ainsi, si ce dont il s’agit, en politique, seule la « grammaire le dit » un peu comme ce qu’est une chaise réside dans l’activité de s’y asseoir, il ne reste plus de base sémantique à laquelle se référer, mais seulement les activités, et ce qui est donné dans des « formes de vie ». L’activité se retourne alors contre la théorisation politique et sous couvert d’un radicalisme peu commun revendiquant l’acte avant toutes choses, elle nous ramène à reconnaître sans discussion ce donné comme donné, ni plus ni moins.

DÉCRIRE COMME PRAXIS

Évitons cependant de nous en remettre trop vite au simple constat du donné comme donné sous prétexte que Wittgenstein est un « descripteur ». La « description » comme activité est à ses yeux autre chose qu’un simple enregistrement de données. Elle comporte une puissance qui tient à ce que décrire est déjà l’acte pragmatique embrayant, si possible, sur le réel. Du moins le voudrait-on. Si par « politique » on entend autre chose que ce niveau profond, il est clair que l’on perd son temps à batailler contre une interprétation ou l’autre afin de « sauver » ou couler une politique de Wittgenstein. Tout au plus se résoudrait-on alors à dire avec Brian McGuinness que Wittgenstein n’a simplement pas cru possible de « professer » une théorie, avec des codes moraux, dont les fondements seraient rationnels et justifiables [7]. Mais loin de tourner le dos à l’action, l’argument de l’impossibilité d’une justification doctrinale profite à la praxis au nom d’une « éthique à la première personne » (McGuinness). Une telle « éthique » d’engagement en est une qui a renoncé au privilège pour une personne d’être un individu séparé d’une « âme du monde » ou Weltseele [8], notion qui fait un lointain écho au Tout vivant stoïcien, dont Nietzsche, refusant son organicité, écrit Michel Haar, a fait un problème [9]. Je voudrais comprendre ici pourquoi justement Wittgenstein n’a pas cru possible une telle « profession », préférant un mode d’action sans discours ni justifications, plutôt que construire une théorie de la praxis. Que faut-il mettre sous le mot d’ « action » ? Il y a, il est vrai, un monde entre penser la théorie de la pratique et agir de fait. Et si Wittgenstein détestait les « grands mots » Grosse Sprecherei, des philosophes engagés dans l’action sociale et politique, il a montré en revanche qu’il savait être à chaud et dans l’urgence un homme d’engagement au service d’une cause commune non verbale. Une « éthique à la première personne », comme le montre McGuinness, n’implique aucun repli sur soin à l’écart de la praxis. Mais en quoi penser l’action, la justifier, nous en rapprocherait-il ? Par ailleurs, on ne peut, de l’aversion de Wittgenstein pour la grandiloquence de certains intellectuels, déduire un rejet de toute politique effective. Ce diagnostic rappelle une critique adressée à Russell par Otto Neurath qui voyait en lui un « socialiste » non marxiste défendant un idéal privé, de caractère bourgeois [10]. L’expression « idéal privé » est intéressante et évoque une critique que Wittgenstein formule un peu plus tard en 1930 dans ces lignes mentionnées plus haut qui devaient servir de préface aux Remarques philosophiques. Souvent commenté, le passage laisse percer une tonalité nostalgique d’un ordre ancien telle qu’on la trouve exprimée sous la plume d’un Spengler une trentaine d’années plus tôt, mais aussi un accent d’esprit marxiste, dirigé contre l’esprit « moderne » qui sévit dans cette Europe américanisée, une Europe qu’il déplore précisément en raison de l’ « idéal privé » régnant dans la grande fabrique sociale, en vue duquel, comme dans une entreprise, chacun « travaille » en usant ses forces en pure perte. À l’ « idéal privé » s’oppose, dit-il, quelque chose qui n’est malheureusement plus à l’horizon de cette Europe, à savoir « le sens du Tout » dont l’absence signe l’Unkultur de cette civilisation [11]. À l’opposé, le « sens du Tout » assurerait à la (vraie) culture sa cohésion d’institution vivante dans la durée, ainsi en écho à Nietzsche soixante ans plus tôt, un « organisme assignant à chacun de ses membres sa juste place » (Wittgenstein) comme y appelait, dans les termes de Nietzsche, une volonté de solidarité faisant des institutions un tissu irrigué en permanence d’un sang circulant à travers toutes ses veines. L’usure des forces humaines dans la poursuite d’un idéal privé fait donc rater l’action collective « dans le sens du Tout » (im Sinne des Ganzes). L’énergie ferait défaut qui fait sortir l’action des chaînes d’un raisonnement, couper net avec les raisons, pour libérer le résultat pratique. Or justement, ce qu’a de remarquable le fait de « suivre une règle » est non pas tant de conduire éventuellement à une action, mais d’être en lui-même une « praxis », et cela, d’une manière qui n’est pas du tout semblable à celle d’un schéma classique d’application, comme on dit, de la théorie à l’action. Sous cet aspect, on peut comprendre que, pour Wittgenstein, l’éthique et sans doute la politique aussi, relèvent moins d’un savoir d’application de la théorie à la pratique, que d’un savoir-faire comparable à celui de l’art où ce qui compte est, un peu comme la « preuve » en mathématiques, le résultat produit, plutôt que les formes préparatoires qui y ont conduit. Est-ce à dire que l’engagement pratique s’ « improvise » au sens où, comme dans une performance musicale, les règles semblent aller de soi ? Ce n’est pas que la « règle » fasse quelque chose, La praxis associée à la règle n’est pas cela à moins de doter, à tort, celle-ci d’un pouvoir causal. La vérité est qu’il faut chercher la praxis non dans ce que ferait la règle mais dans la modification subjective qu’engendre un certain « comprendre » suscité par la description d’usages de la règle dans des situations supposées.

DE LA PORTÉE POLITIQUE D’UN CERTAIN DÉPAYSEMENT

Dans la section XI de la 2e partie de ses Recherches, Wittgenstein concentre l’argument de cette condition au niveau « profond » du politique. Ce sont ces lignes qu’il est important d’avoir à l’esprit quand on lit les Remarques sur le Rameau d’or de Frazer. À mes yeux, ces lignes pourraient avoir une résonance « politique ». La section commence avec une question : est-ce la nature des faits sur laquelle repose la formation de nos concepts ? Pas au sens des causes par lesquelles on voudrait expliquer cette formation, est-il répondu. On ne peut invoquer ici une quelconque « science naturelle » à l’appui. On se résoudra pour comprendre cette formation, à décrire des traits factuels de comportements langagiers fictifs non pour dire que s’ils se présentaient comme ceci ou cela, alors les gens disposeraient de tels ou tels autres concepts. Mais pour dire la chose suivante qui n’a rien d’une « hypothèse » de science naturelle : « Si quelqu’un est convaincu que certains concepts sont ceux qui sont absolument corrects et que, d’user de concepts différents signifierait ne pas se rendre compte de quelque chose dont nous nous rendons compte, alors, qu’on le laisse imaginer un certain nombre de faits très généraux de la nature comme différents de ceux auxquels nous sommes habitués, et la formation de concepts différents de ceux auxquels on est accoutumé lui deviendra intelligible. » La tentation est grande de voir à l’œuvre, dans cette supposition grammaticale, une version du « principe de charité » exprimé dans les termes éthologiques caractéristiques de Wittgenstein. Rendre « intelligible » une formation de concepts autre que celle qui nous est familière par l’exercice du dépaysement qu’entraîne l’imagination de faits naturels très généraux, autres que ceux avec lesquels nous sommes familiers, aurait pour effet de modifier l’attitude consistant à croire dans l’absolue correction des concepts en usage dans sa propre communauté linguistique. Seule la description de ces faits imaginés aurait le pouvoir de nous ébranler en provoquant en nous une forme de décollement, de désadhésion par rapport à des manières de voir tenues pour indiscutables. Et c’est cela qui, à mes yeux, serait politique dans ses conséquences. Comparée, il est vrai, au principe de charité orthodoxe, cette supposition dit autre chose. Elle ne procède pas d’une attribution sans preuve d’une rationalité aux dires de l’autre. À l’opposé d’une projection par empathie, cette maxime suggère, non de se mettre dans la peau de l’autre, de s’identifier à lui, mais de sortir du cadre de nos adhésions par une forme d’exil linguistique sur le mode d’une sorte d’épochè politique où l’expérience du dépaysement a pour effet d’ouvrir plus grand le spectre de possibilité. Le présupposé dit que cette sortie est possible contrairement à la thèse quinienne selon laquelle « nous ne pouvons pas nous détacher de notre schème conceptuel d’objet et le comparer objectivement avec une réalité non conceptualisée » (Du point de vue logique, p. 79). Simplement, cette possibilité qui relève d’une expérience variationnelle de pensée et défie la thèse philosophique de l’indétermination de la traduction, prend à rebours la projection de notre « langage d’objets » sur le mode dénaturalisé d’une résistance à cette identification requise dans le cas du « traducteur radical » selon Quine. En bloquant la projection de mon ontologie sur l’autre, la « charité » wittgensteinienne, si elle mérite encore ce nom, renverse l’attribution de l’intelligibilité en la faisant partir d’un point de vue extérieur à mon cadre, dont j’occuperais momentanément le site. Elle emprunte à la thèse de l’aspect cette configuration inversée en « me » déplaçant hors de chez moi, au lieu que ce soit moi qui me déplace vers l’autre comme on a l’habitude de comprendre la « projection ». Elle dit que « sentir la douleur de l’autre camp » comme il est écrit dans un article récent sur le conflit Israël-Palestine [12] n’a pas l’efficience qu’on croit. Mis à part l’aspect thérapeutique du « travail sur soi » qui est supposé dans cet exercice de défamiliarisation de son cadre, ce qui pourrait devenir politique est dès lors de ne plus vivre comme nécessaire un ordre conceptuel donné, de défataliser un usage, mais aussi d’imaginer possible une vision autre de la même chose. Dans cette mesure, cet exercice imaginatif acquiert d’autant plus de force de changement qu’il est antiprojectif. L’effort est de se mettre dans la peau de celui qui regarde son propre monde à distance, avec les yeux d’un autre. Cet effort est celui d’un décadrement conduisant à douter du caractère universel des valeurs qu’on croit détenir comme étant les seules qui s’imposent absolument. En ce sens, il s’agit d’un vécu provoqué d’ « universel en question », pour que s’effrite, à l’épreuve critériologique, ce préjugé d’universalité. L’expérience fictive de modification d’aspect entraînant cette déprise de soi, pourrait aboutir à dépsychologiser la politique en renonçant au jeu empathique de l’identification, lequel induit irrémédiablement des conflits d’affects sans solution. La maxime que Wittgenstein nous instille revient à dire à chaque civilisé que nous sommes, de prendre la position du « primitif » vis-à-vis de son institution en occupant un instant la place d’un tout autre à ma place, en observateur dépaysé qui ne reconnaîtrait là rien qui lui soit familier. Appelons cela une maxime qui nous invite à adopter la position décentrée qui s’impose pour qu’une expérience des critères soit possible. Je serais tentée de dire que l’efficience du changement pour Wittgenstein a pour condition cette expérience imaginative, ce qu’il appelle, en analogie avec la psychanalyse, « travailler sur sa propre conception ».

DE LA DIFFICULTÉ DE PASSER D’UN CADRE DÉSEGOCENTRÉ AU « NOUS » COLLECTIF

Mais comment, dans le langage, effectuer un changement de manière de voir, non pas à notre propre niveau individuel et personnel, mais au niveau collectif du « nous » ? Si Wittgenstein a montré de manière « révolutionnaire » comment, dans le langage, faire que ce changement affecte notre vie, il a laissé dans l’ombre le passage de « Je » à « nous » dans sa réévaluation du rôle de la volonté, de ce vecteur de conversion vers un ordre différent intéressant la communauté humaine. S’agissant de la « communauté humaine », il nous a laissés sans réponse, nous renvoyant à l’idée ancienne et traditionnelle d’un ordre meilleur en termes d’ « âme du monde » dont nous aurions perdu « le sens du Tout ». Le « nous » tel qu’il nous le livre nous rive encore au solipsisme qu’il rend en quelque sorte distributif sur le mode d’un « autre à ma place » régissant le renoncement à mon individualité. Il ne nous fait pas encore accéder au social, comme le laisse entendre une remarque dubitative de Hilary Putnam [13] car qui dit que ce « nous » échappe au solipsisme ? Wittgenstein était-il traditionnaliste mais nihiliste, ou conservateur mais révolutionnaire ? Nostalgique comme Nietzsche d’une âme du monde irriguée en toutes ses parties, qui le faisait regarder vers une certaine Russie, Wittgenstein avait l’entièreté d’un bolchevik jusque dans ses mathématiques. Mais, il y a une particularité supplémentaire. Wittgenstein est politique surtout quand il parle de choses non directement politiques. Son spenglérisme relatif est une chose et fait de lui un conservateur, mais sa critique de la culture occidentale américanisée ainsi que du mode de vie de ses contemporains le désigne en 1930 comme un ennemi des « Lumières sociales » en lutte contre l’esprit de la civilisation « moderne » et du « progrès », un temps, même, attiré par le rigorisme soviétique. Il est très étonnant qu’une problématique qui semblerait le rapprocher autant de Quine comme celle de l’anthropologie de la signification, possède chez lui, comme j’espère l’avoir montré, une résonance et une portée politiques alors que chez Quine, elle nous renvoie d’abord aux problèmes que pose la thèse analytique de la traduction. De « portée » politique et non directement politique, la pensée wittgensteinienne invite à élargir la réflexion du politique au niveau profond de l’expérience possible dont nous sommes capables pour changer activement nos conceptions. Reste le problème de la « force » efficiente dont « nous » serions capables en tant que membres d’une communauté élargie à la société, et non en tant que groupement solipsiste de « Je ». L’expérience possible s’entend en effet imaginairement, cas par cas, sur le divan social d’une « épochè » dont les effets publics n’ont rien de garanti. Le « nous » selon Wittgenstein peut par ailleurs demeurer confiné dans la sphère solipsiste avec l’ambiguïté communautariste déjà relevée. Pour ces deux raisons, il manque chez Wittgenstein un schéma d’efficience propulsant le descripteur d’un cadre si l’on peut dire déségocentré à un cadre collectif. Dans cette mesure, Wittgenstein dont on ne peut dire sans sacrifier son important concept de praxis, qu’il était un penseur non politique, manque le point à partir duquel ses vues pourraient être également politiques au sens fort.

NOTES

[1] Voir Carl Menger, « Ludwig Wittgenstein’s Austrian Dictionary », in Reminiscences of the Vienna Circle, and the Mathematical Colloquium, Kluwer, 1994, chap. VII, p. 83.

[2] Voir de Manfred Tafuri sur la politique de l’habitat dans Vienne la rouge, Mardaga, 1981. MMM

[3] Cambridge, CUP, 1979.

[4] « Wittgenstein’s later work in relation to Conservatism », in Wittgenstein and his Times, ed. Br. McGuinness, Chicago, University Chicago Press, 1982, p. 44. Nyiri s’appuie sur les définitions du conservatisme données par Michael Oakeshott et Karl Mannheim pour dire que Wittgenstein appartenait à ce milieu néo-conservateur de droite, autrichien et allemand, qui a émergé durant et après la Première Guerre mondiale. Nyiri lit en tout cas ainsi la fameuse « Remarque Mêlée » de 1930 qui devait introduire les Remarques philosophiques comme le signe d’une adhésion à cette tendance antithéorique qui, précise Klemens von Klemperer, oscillait entre conservatisme et nihilisme. Nous verrons plus loin que cette lecture n’est pas absolument défendable.

[5] Voir « Left and right Wittgensteinians » de David Bloor, in Science as Practice and Culture, éd. A. Pickering, Chicago, University Chicago Press, 1992, p. 266. On trouve dans ce volume les échanges critiques très serrés de Bloor et Lynch. L’internalisme de Baker, Hacker, joint aux positions de Shanker, McGinn, et Lynch avec eux, est conservateur, dit Bloor et représente un « Wittgenstein de droite ». Ce sont des commentateurs antisociologiques de Wittgenstein. C’est à ce diagnostic que répond Lynch.

[6] Sous ce titre, in The New Wittgenstein, London/New York, 2000 (avec Rupert Read), p. 140.

[7] McGuinness, introduction à Ethics of the Will, trad. par H. Kaal, ed. McGuinness, Schulte, Kaal, Kluwer Acad. Publ., Dordrecht/Boston/Londres, 1994, p. X.

[8] Joints au Proto-Tractatus, les Carnets, écrit McGuinness, donnent la clef du bon solipsisme car, « du point de vue du Tout » dont j’ai seulement le « sentiment » Gefühl, et qui me rattache à l’ « âme du monde », le langage lie une communauté de sujets ayant au contraire renoncé à leur individualité. Voir le 23 mai 1915 où le solipsisme est annoncé avec l’existence d’une âme du monde : « … par mon âme j’appréhende ce que je nomme les âmes des autres. »

[9] Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, chap. 6.[10] Cf. « Bertrand Russell, der Sozialist », Berlin, 1928, inGesammelte philosophische und methodologische Schriften, Bd 1, Verlag Hölder-Pichler-Tempsky, p. 337.[11] In Culture and Value, p. 6.

[12] Titre de l’article de Juan Goytisolo, Le Monde, jeudi 22 juillet 2009.

[13] Renewing Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1992, chap. 4, p. 76, en cas de « relativisme culturel » : « Is a solipsism with a “we” any better than solipsism with an “I” ? »

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s