36/2008 Présentation

Le vertige du mal : agressivité, violence et barbarie

Michela Marzano, Jacques de Saint Victor

« La violence s’oppose si peu à la faiblesse que la faiblesse n’a souvent pas d’autre symptôme que la violence ; faible et brutale, et brutale parce que faible précisément. » W. Jankélévitch, Le Pur et l’impur

Dans son ouvrage de référence, La Civilisation des mœurs (1939), Norbert Elias explique qu’au fil des siècles l’agressivité aurait été « maîtrisée » et « civilisée » au point qu’elle ne se manifesterait plus dans sa forme la plus brutale. Le point de départ de sa démarche est un constat historique : depuis la Renaissance, et de façon continue, les « mœurs » auraient évolué très rapidement vers un refoulement de leur aspect plus « animal » ou « pulsionnel ». Pourtant – l’histoire nous le montre – la barbarie surgit aussi au sein des civilisations les plus raffinées, là où les hommes donnent l’impression d’accéder, par la raison et par la loi, à ce qu’il y a de meilleur en eux. En fait, si elle est souvent imprévisible, la violence n’est pas pour autant toujours irrationnelle : elle peut être canalisée, calculée, dirigée. Si elle est souvent expéditive, elle peut aussi être le fruit d’un discours et d’un processus longuement construits. Alors que certains historiens continuent à défendre l’idée que la violence n’a cessé de régresser depuis l’Antiquité , c’est justement pendant le XXe siècle, et au cœur même de l’Europe, que s’est révélé le « degré ultime de Barbarie » . Et ce qui est encore plus redoutable, c’est qu’aujourd’hui la violence extrême persiste – voire s’accentue – et surtout se décline de plusieurs façons : de la haine à la criminalité organisée (jamais aussi puissante), de la cruauté morale aux violences contre les plus démunis, et ceci plus de soixante années après l’élaboration – en grande pompe – des textes des Nations Unies sur les droits universels de l’homme. On pouvait croire, après l’horreur de la Shoah, que l’humanité avait pris la mesure de la valeur de l’être humain et des droits de l’homme. Or, ces derniers sont de plus en plus bafoués, parfois dans l’indifférence des organismes internationaux et de certaines ONG qui sont censés les promouvoir . On finit parfois par se demander si la promotion formelle de ces droits ne va pas de pair avec leur violation systématique. Comment expliquer alors cette « permanence » de la violence extrême, ce « vertige du mal » qui semble ne jamais vouloir disparaître ?

Civilisation et « droite raison »

Difficile de ne pas s’interroger sur cette question, même si certains la regardent comme si complexe qu’ils ont tendance à la croire insoluble. Lorsqu’en 1939 Simone Weil rédige ses « Réflexions sur la barbarie », le nazisme a commencé ses ravages. C’est alors qu’elle propose de considérer la barbarie comme « un caractère permanent et universel de la nature humaine, qui se développe selon que les circonstances lui donnent plus ou moins de jeu ». Simone Weil semble ainsi reconnaître que la barbarie est, en quelque sorte, constitutive de l’humanité. En même temps, peut-être influencée par sa culture philosophique, elle rattache son intuition à l’opposition classique entre l’âme et le corps. Deux forces, selon elle, règnent dans l’univers physique et spirituel : la lumière de la grâce et la pesanteur du corps . Ce qui amène la philosophe à conclure que c’est lorsque les hommes nient la pensée pour édifier un monde humain, qu’ils ne s’attachent plus à maîtriser le désordre des pulsions, qu’ils s’abandonnent à leur pesanteur et qu’ils laissent libre cours à la barbarie. Conclusion en partie partagée aussi par une autre philosophe, Hannah Arendt, lorsque, à propos du procès d’Eichmann, elle souligne comment la vie de ce criminel de guerre n’est peut-être pas « celle d’un criminel » proprement dit, mais plutôt celle d’un homme incapable de « penser » . Ce lien entre la civilisation et la pensée a été établi depuis l’Antiquité. C’est aux Grecs et aux Romains que l’on doit l’idée que seule la pensée permet de sortir de la barbarie des émotions. Comme le dit par exemple Cicéron, lorsqu’il interprète les progrès de Rome comme « une poussée admirable et incroyable vers l’excellence dans tous les domaines » (Tusculanes, I, 1, 2), la civilisation est le fruit d’une stricte discipline morale, appuyée sur les règles juridiques. Et il y insiste tellement qu’on pourrait faire remonter à Cicéron « les prémices de l’humanisme européen » , notamment lorsque celui-ci, en reprenant l’enseignement platonicien, explique que l’accès à la civilisation, lorsqu’on se soumet à la « droite raison » (recta ratio), est ouvert à tout le monde. Ce qui explique pourquoi, pendant des siècles, l’effort de la civilisation, tout au moins en Occident, a été de réduire le plus possible les manifestations des pulsions et de faire triompher la rationalité et le devoir. Petit à petit, l’Occident s’est libéré du poids des traditions, des églises, des préjugés. Mais cela suffisait-il pour éviter le Mal ?

Au nom du souverain bien…

La barbarie surgit aussi là où l’on croit avoir enfin atteint l’excellence ; là où les hommes donnent l’impression d’accéder, par la raison et par la loi, à ce qu’il y a de meilleur chez eux. Et cela, non seulement parce que la science et la technique, en tant que telles, ne donnent aucun horizon de sens à l’humain. Comme l’ont souligné à plusieurs reprises Adorno et Horkheimer, la raison, appuyée sur le développement des techniques et la généralisation de l’industrialisation, devient « instrumentale » et entraîne la mort de l’homme. Dans le monde moderne, écrit Horkheimer, « la subjectivisation qui exalte le sujet signe en même temps son arrêt de mort » . Mais ce n’est pas tout. La réduction de l’homme à un agent rationnel – l’homo oeconomicus de nombreux penseurs économiques – capable de maîtriser, voire d’étouffer ses émotions et ses pulsions est, en soi, la voie royale qui conduit à l’oubli de la fragilité intrinsèque des hommes et, par là, à leur déshumanisation dont une finance débridée offre un bel exemple. Croire que la raison, la rationalité et le devoir peuvent éviter les dérapages de la barbarie pulsionnelle, signifie ouvrir la porte à une barbarie plus sophistiquée, mais souvent meurtrière, celle qui, au nom de l’humanité et des valeurs de « progrès », oublie toute compassion et traite les hommes comme des objets/choses de contrôle et de maîtrise. Ce n’est pas un hasard si, dans l’histoire, c’est au nom d’un certain nombre d’idéaux que l’humain a été souvent bafoué et nié : c’est au nom de la religion et du Bien, que l’Inquisition avait fait brûler les hérétiques et avait cru pouvoir chasser Satan du corps des possédés ; c’est au nom des théories biologiques et raciales sur la pureté de sang, que le XXe siècle a assisté aux massacres des Juifs, des Tsiganes, des Arméniens, des Tutsi, après qu’aient été élaborées au XIXe siècle – essentiellement dans les pays anglo-saxons marqués par le « darwinisme social », comme certains États américains – les premières lois eugénistes destinées à éliminer les gens les plus faibles ou touchés par un handicap ; c’est au nom du souverain bien de l’État, que les totalitarismes ont éliminé les dissidents, les ont envoyés dans des camps de travail, les ont torturés et tués… En fait, l’être humain est rivé au temps : il ne peut s’établir dans l’existence que sous une forme morcelée, dans une succession d’états, à travers une série de figures. Le « moi » ne cesse de changer et subit les déchirures du temps. Chacun ne peut s’acheminer vers une destination précise qu’à travers des détours innombrables. À partir du moment où l’on oublie la fragilité et la finitude de la condition humaine, que l’on juge « gnangnan » cette vieille éthique et que l’on impose des idéaux – que se soit au nom de la foi, mais aussi du progrès ou de la raison –, le résultat peut engendrer la pire des barbaries qui repose toujours sur un principe simple : l’oubli de l’humain.

L’ambivalence humaine

« L’homme est parfois une bête (et non pas un simple vivant), dépravé et sexuel. Il est souvent un Léviathan cruel ; et plus souvent encore il est les deux – écrit Jean Laplanche. Mais ce renvoi à l’animalité est purement idéologique : il nous permet de nous décharger de notre inconscient en l’attribuant au non-humain en nous qui serait tapi au fond de nous, alors qu’en réalité, c’est l’homme qui a créé en lui ce non-humain bestial, ce ça . » La psychanalyse ébranle la prétention de la conscience pensante, car elle reconnaît l’ambivalence humaine et sait qu’en dépit de tout, l’obscur demeure, car les mêmes choses humaines peuvent être bonnes ou mauvaises. « L’agressivité, ce peut être violence, ce peut être création, fécondité, survie. L’obsessionnalité, c’est le malheur de l’obsessionnel, mais c’est l’aptitude du physicien à la précision rigoureuse. Le narcissisme, c’est le repli mortel sur soi, et c’est aussi la très nécessaire adhésion de l’homme à lui-même. Etc. En sorte que la grande affaire n’est pas, pour l’homme, d’expulser ce qui est en lui, mais au contraire de parvenir à l’intégrer . » Prenons la définition souvent évoquée de l’entrepreneur, telle que la donne le grand économiste Schumpeter : le chef d’entreprise se distingue par son activité de « destruction créatrice ». Or, on ne peut bien entendu pas se limiter à ce critère pour juger une activité humaine, sous peine d’englober aussi bien celle d’un créateur comme Bill Gates et celle de vulgaires chefs mafieux qui à la tête de leurs entreprises sont autant créateurs que destructeurs. Il y a donc toujours une ambiguïté qu’il convient de ne pas nier, mais dont on ne peut se satisfaire. Comme le montre de façon admirable un des films de Lars Von Trier, Dogville(2003), les rapports entre civilisation et barbarie sont loin d’être clairs. Le personnage principal est Grace (Nicole Kidman) qui arrive dans une petite ville, Dogville, où les habitants, des citoyens agréables et respectueux des lois, mènent une existence paisible. L’arrivée de la belle Grace bouleverse cependant la ville. Car, devant la vulnérabilité et l’aspect candide de Grace, les habitants de Dogville deviennent progressivement inhumains. Tout comme Bjork dans Dancer in the Dark, ou Emily Watson dans Breaking the waves, Nicole Kidman subit le poids du monde et devient un martyre. Initialement accueillie et protégée, elle commence peu à peu à être détestée, avilie, exploitée, enchaînée, livrée chaque nuit à ses violeurs et réduite à un état d’abjection poignant. Pendant à peu près trois heures, Lars Von Trier dissèque l’âme humaine, sa noirceur, sa cruauté, ses faiblesses et finalement sa barbarie. L’homme est un animal pragmatique, prêt à toutes les compromissions pour peu qu’une des digues de la civilisation vienne à se rompre. Mais son film n’est pas simplement une charge contre la nature humaine. Si le réalisateur n’est guère tendre avec la conscience humaine, son discours est surtout un appel aux lois, des lois humaines et justes afin de ne pas sombrer dans le chaos moral de la barbarie… C’est donc le film d’une fragilité, celle de l’homme et de ses discours : comment devenir civilisés et, surtout, comment le rester…

« Sens moral » et « impulsions obscures »

Il est vrai que, depuis le XVIIe siècle, les moralistes ne nous ont pas nécessairement aidés. Les Maximes et sentences de La Rochefoucauld visent à démasquer les illusions de la vertu humaine : les actions apparemment les plus vertueuses ne sont que le travestissement de l’amour-propre, de la vanité et de l’égoïsme de chacun – « Toutes les vertus des hommes se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » ; « Il n’y a point de libéralité, et ce n’est que la vanité de donner que nous aimons mieux que ce que nous donnons », etc. Déshumanisé et aliéné, l’homme de La Rochefoucauld laisse paraître dans toutes ses actions d’obscures impulsions qui échappent à la raison et à la volonté, et on sait combien cette nature sombre servira à nourrir les réflexions des premiers théoriciens de l’économie, notamment Mandeville et Adam Smith. Tous les moralistes ne partagent pas, loin s’en faut, le sombre pessimisme de nos jansénistes français. Hutcheson, par exemple, contestera au XVIIIe siècle le raisonnement de La Rochefoucauld pour montrer l’existence et la possibilité, pour les hommes, du « sens moral ». Mais la vérité ne gît-elle pas au milieu de ces extrêmes ? L’homme n’est-il pas toujours tiraillé entre son « sens moral » et son « fragile verni d’humanité » ? Au fond, ce qui bouscule nos certitudes, c’est le fait que la destructivité humaine n’est pas toujours le résultat d’une volonté délibérée de faire le mal. Parfois, ce sont les meilleures intentions qui mènent à l’enfer de la barbarie (comme disent les dictons populaires : « L’enfer est pavé des meilleures intentions » ; « Le mieux est l’ennemi du bien »…). Comme le montre le psychologue Stanley Milgram (1933-1984), qui entreprend dans les années 1960 ses fameuses expériences pour évaluer le comportement des individus mis en situation d’infliger à d’autres de la souffrance, il arrive que certains agissent, par « devoir », de façon cruelle, indépendamment de leurs propres émotions ou convictions . Et des remarques semblables sont faites aussi, quelques années plus tard, par Philip Zimbardo qui montre comment des étudiants, jouant le rôle de gardiens dans une prison factice à Stanford, soumettent progressivement les « prisonniers » à un contrôle total et arbitraire . Parfois, la corruption de l’être humain est d’ailleurs progressive. Il suffit de penser au cas du nazi Franz Stangl, envoyé en 1942 en Pologne pour la construction du camp de Sobibor et qui, interviewé par Gitta Sereny, répond que progressivement on peut s’habituer à la liquidation des êtres humains . Que devient alors l’humanité lorsque la rationalité et le devoir s’imposent au-delà de toute compassion et de toute empathie ? Que dire devant ce qui paraît « inacceptable », au-delà de la rhétorique et du compassionnel facile dont notre époque est saturée ? Peut-on rester sourd devant tous ces récits d’atrocité et d’horreur qu’on ne sait comment comprendre, comment expliquer, comment qualifier même, et qu’on range faute de mieux, derrière le mot « mal » ?

*

Selon Freud, la nature humaine est extrêmement ambiguë et la « barbarie » représente un « trait indestructible » de l’humain. Pour le père de la psychanalyse, tout individu est enclin à humilier autrui, à lui infliger des souffrances, à le tuer. La psychanalyse ébranle ainsi la certitude illusoire quant à la bonté intrinsèque de la nature humaine. Est-ce qu’il faut pour autant se résigner à cette « évidence » ? Comment se fait-il que, après la prise de conscience des horreurs de la Shoah, l’homme continue à persécuter ses semblables et à se laisser aller à des actes de barbarie ? Comment donner du sens au fait que, dans un monde hanté par le « plus jamais ça », d’autres exterminations – sous la forme de génocides ou d’épurations ethniques – ont pu avoir lieu ? Comment se fait-il que depuis la chute du Mur, qui était censée ouvrir une nouvelle ère de bonheur et de prospérité (la fameuse et grotesque « fin de l’histoire »), on ait pu voir – notamment à l’est de l’Europe – des trafics d’êtres humains, le retour de l’esclavage, la soumission et la peur ? Comment se fait-il qu’une mondialisation soi-disant « heureuse », reposant essentiellement sur des mécanismes de marché, ait pu aboutir au retour – indirectement programmé par des projets spéculatifs – des grandes famines dignes des économies médiévales ? La réduction de la démocratie à l’impératif économique du libre marché concurrentiel n’est-elle pas en train de détruire de l’intérieur le sens même de l’idéal humain qui visait à concilier liberté, égalité et fraternité ? Nous n’avons pas voulu, dans ce numéro, proposer une lecture unique ou exhaustive de la question du Mal. Prétendre à l’exhaustivité aurait été illusoire et naïf, même si à chaque fois que l’on décide de traiter un aspect plutôt qu’un autre, on s’expose au risque de se voir reprocher des silences, des juxtapositions, des tâtonnements… Le choix des thèmes a été fait en fonction de l’intérêt que tel ou tel sujet pouvait constituer pour une certaine mise en perspective de la question du Mal. Il n’a jamais été dans notre propos de mettre sur le même plan les horreurs de la Shoah, le retour de la torture, les conséquences du colonialisme ou l’émergence du terrorisme islamique. Il ne s’agissait pas non plus de proposer une hiérarchisation au niveau des souffrances engendrées par la violence, la destructivité ou encore la volonté d’imposer une certaine vision du « bien ». La diversité des approches et des thématiques (de la notion de « banalité du mal » jusqu’au cyberterrorisme, tout en passant par des témoignages sur la Shoah et le génocide des Tutsi au Rwanda) vise uniquement à permettre au lecteur de trouver dans ce dossier des outils d’analyse nouveaux, des pistes de réflexion originales, des suggestions, un point de départ pour approfondir, par la suite, son propre cheminement.

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