Editorial Il n’y a plus d’ailleurs YVES CHARLES ZARKA
« En vertu de quoi la catégorie de l’Utopique possède donc à côté de son sens habituel et justement dépréciatif, cet autre sens qui, loin d’être nécessairement abstrait et détourné du monde, est au contraire centralement préoccupé du monde :celui du dépassement de al marche naturelle des événements » (Ernst Bloch, Le Principe Espérance, I, Paris, 1976, Gallimard, p.20) « Il n’y a guère, même parmi les économistes bourgeois, un savant sérieux pour nier qu’il soit possible, au moyen des forces actuelles de production, tant matérielles qu’intellectuelles, de supprimer la faim et la misère, et que l’état présent des choses soit dû à l’organisation socio-politique du monde » (Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, Editions Delachaux et Niestlé S.A./Seuil, Neuchâtel/Paris, 1968, p. 10). Le Monde Moderne a été inauguré par deux livres aux perspectives opposées, publiés simultanément dans les premières années du XVIème siècle : Le Prince de Machiavel et l’Utopie de Thomas More. Il s’est clos avec l’effondrement de toutes les tentatives, collectivistes ou libérales, de réaliser l’utopie dans l’histoire. C’est sur ce commencement et cette fin que je voudrais réfléchir ici, dans la mesure où elles engagent le statut de l’utopie. On parle souvent d’utopie de manière générale et imprécise pour qualifier toute conception de la société ou de l’Etat considérée comme un idéal irréalisable. La République de Platon est ainsi caractérisée couramment comme la première utopie philosophique. Mais cet usage de la notion d’utopie est tout à fait illégitime, parce que si l’u-topie, c’est selon son étymologie même, le sans-lieu, alors la République de Platon ne correspond absolument pas à cette définition. Elle est en effet ce qui par excellence a un lieu dans le monde intelligible. En revanche ce qui n’a pas de lieu, c’est la société sensible, d’ici-bas, en perpétuel changement, soumise à toutes sortes de maux et incapable d’amener les hommes à ce à quoi leur essence les porte. L’organisation et les lois de la République doivent pour Platon être inscrites, quelles qu’en soient les difficultés, dans le monde sensible. Or l’utopie n’est pensable que lorsque le rapport s’inverse, lorsque le réel apparaît saturé, n’offrant plus d’issue à la guerre, la violence, la cupidité, l’exploitation, la faim et l’injustice. Face à un réel ainsi saturé, il faut chercher un ailleurs. Tel est le propos de Thomas More dès le premier livre de L’utopie : « Il me semble que là où existent des propriétés privées, là où tout le monde mesure toutes choses par rapport à l’argent, il est à peine possible d’établir dans les affaires publiques un régime qui soit à la fois juste et prospère ; à moins que vous n’estimiez juste que les meilleures choses reviennent aux pires gens, ou que vous ne jugiez heureux que tous les biens se partagent entre les gens moins nombreux, et sans même que ceux-ci s’en trouvent entièrement satisfaits, alors que tous les autres sont dans la dernière misère. C’est pourquoi je réfléchis à la Constitution si sage, si moralement irréprochable des Utopiens, chez qui, avec un minimum de lois, tout est réglé pour le bien de tous, de telle sorte que le mérite soit récompensé et qu’avec une répartition dont personne n’est exclu, chacun ait cependant une large part » . Un pensée de l’utopie n’a été possible que lorsque le réel historique des situations, des sociétés et des Etats est apparu totalement saturé, c’est-à-dire n’offrant aucune ouverture, aucune issue vers un horizon différent. Il fallait donc chercher ailleurs. Une île. On ne sait où, mais autre part qu’ici et maintenant. L’île d’Utopie est ailleurs, non seulement parce qu’elle n’a pas de lieu assignable dans le monde connu, bien que sa dimension spatiale et locale soit nettement marquée, mais aussi parce qu’elle est une cité parfaite. Toutes ses caractéristiques marquent la perfection : l’uniformité, la symétrie, la transparence, l’exacte hiérarchie, la quasi-immobilité. Comme les astres aristotéliciens fixés sur la voûte céleste, l’île d’utopie est d’une autre nature que les cités que nous connaissons, soumises à la génération et à la corruption. Elle est parfaite et n’a d’autre souci que de se maintenir au plus près de ce qu’elle est. On comprend donc pourquoi l’utopie en ce sens n’est pas politique : elle ne comporte aucune réflexion sur les moyens de parvenir à la fin pourtant recherchée. On y arrive par un saut non seulement qualitatif, mais aussi anthropologique, voire ontologique. C’est en somme ici ou ailleurs. Ne pouvant accepter les lois immorales et injustes qui déterminent la politique ici, Thomas More a pensé dans l’Utopie, l’ailleurs. Concernant le diagnostic sur les sociétés de son temps et la corruption de la politique, Machiavel est très proche de More. Certaines considération politiques du livre premier de L’Utopie rejoignent des analyses du Prince ou des Discours. Le pessimisme de More sur la marche des choses politiques est donc partagé par Machiavel. Mais pour celui-ci, il n’y a pas d’ailleurs. Rien ne sert de s’évader, de rêver à des Etats imaginaires. Il faut rester ici et maintenant et revenir à la « vérité effective de la chose » politique. Connaître les lois qui gouvernent la politique, c’est-à-dire les lois du pouvoir, définir un art de gouverner qui abandonne complètement toute dimension morale, parce que le politique relève d’un autre ordre que la morale, telle est l’affaire du florentin. Ce n’est en effet que lorsque la dimension politique a été reconnue comme ordre des conflits, des luttes pour le pouvoir et de la domination que les conditions de l’instauration d’un régime républicain reposant sur de bonnes mœurs et de bonnes lois et défendant la liberté pourra être conçu. Au commencement du Monde Moderne, l’utopie, bien que définissant, avec un souci maniaque du détail, l’organisation d’un Etat parfait, était plutôt une critique – d’ordre théologique – de la politique qu’une théorie politique. A la fin du Monde Moderne, au XXème siècle, l’utopie est devenue politique. Elle est entrée dans l’histoire pour la transformer. Ce n’est plus comme représentation imaginaire d’une société parfaite qu’elle est ainsi entrée dans l’histoire, mais selon l’expression d’Ernst Bloch, sous la figure de « l’esprit de l’utopie » qui donne son contenu au « principe espérance », c’est-à-dire à l’idée d’un avenir meilleur pour les hommes en ce monde. La même idée est d’une certaine manière assumée également par Marcuse qui ne parle de « la fin de l’utopie » qu’au sens où toutes les conditions subjectives et objectives semblent réunies dans notre monde pour que la mutation politique dont la teneur est à la fois qualitative, anthropologique et ontologique puisse avoir lieu : « Il existe en revanche, à mon avis un critère valable : c’est quand les forces matérielles et intellectuelles capables de réaliser la transformation sont techniquement présentes, bien que leur utilisation soit empêchée par l’organisation existante des forces productives. C’est en ce sens, je crois, qu’on peut réellement parler aujourd’hui d’une fin de l’utopie » . Dès lors, l’utopie n’est plus la contrepartie d’un réel saturé, sans ouverture ni issue, au contraire elle est ce qui dans le réel ouvre, subjectivement et objectivement, des accès au possible, à l’événement, au nouveau, à l’ultime. L’esprit de l’utopie devient une pensée du devenir par opposition au devenu, de l‘émergent par opposition au fixé, au statique : « L’attente, l’espérance, l’intention dirigée vers la possibilité non encore devenue constituent non seulement une propriété fondamentale de la conscience humaine, mais aussi, à condition d’être rectifiées et saisies dans leur aspect concret, une détermination fondamentale au sein de la réalité objective elle-même » . Cette introduction de l’utopie dans l’histoire lui donne un contenu social et politique. C’est pour E. Bloch la pensée de Marx, la dialectique matérialiste, sa théorie-praxis qui à la fois a révélé la dimension utopique du réel et a fourni l’horizon au nom duquel doit s’opérer la transformation du monde. E. Bloch est parfaitement conscient des aspects religieux, messianiques, voire millénaristes de cette conception. L’utopie réalisée, n’est rien d’autre que la version sécularisée d’une croyance religieuse, c’est de la religion devenue philosophie. En revanche, Marcuse rejette entièrement cette dimension théologique, c’est pourquoi il rejette sans doute la notion d’utopie. La réalisation dans le monde de la mutation qualitative atteste la caducité des cités utopiques et de toute morale judéo-chrétienne. Mais, même s’il récuse la notion d’utopie, même si la mutation qualitative qui doit porter les hommes à la liberté et au bonheur est conçue par Marcuse comme récusation de l’utopie, il n’en reste pas moins que cette mutation est conçue également en termes anthropologiques : il s’agit de la production d’un homme qui a de nouveaux besoins et de nouveaux désirs. Cette mutation anthropologique est la production d’un homme nouveau avec de nouveau besoins selon une double dimension éthico-vitale et « esthético-érotique ». Or, Marcuse est loin d’avoir été le premier à penser une telle mutation anthropologique, celle-ci est même au centre de la première conception historicisée de l’utopie. Je fais ici référence à Campanella. Celui-ci au début du XVIIème siècle, va tenter de penser une historicisation de l’utopie. On connaît la Cité du soleil, qui est une des grandes utopies de l’époque moderne, mais on connaît moins les écrits théologico-historiques où Campanella tente de mettre en place une sorte de géopolitique de l’utopie par laquelle il cherchait à rendre réalisable dans le monde, et sous l’égide du Pape, la mutation qui porterait l’existence humaine à la perfection et au bonheur. Nous avons chez Campanella une version explicitement théologique, de ce dont Marcuse, malgré ses dénégations, et évidemment E. Bloch donneront une version sécularisée. Or ces utopies collectivistes, mais on pourrait en dire autant des utopies libérales , se sont effondrées. Au XXème siècle, les utopies collectivistes ont montré leur vrai visage : le totalitarisme. Au XXIème, les utopies libérales ont montré également le leur : la croyance en la dérégulation, en la liberté du marché et en la réduction drastique de la place de l’Etat a conduit notre monde au bord d’un désastre général que nous sommes encore loin d’être assuré d’avoir surmonté – crise financière, économique et maintenant politique avec la ruine des Etats. Faut-il désespérer des utopies ? Je crois au oui, dans la mesure où les utopies visent d’une manière ou d’une autre la perfection dans l’efficacité, le bonheur, la justice et en appellent à une mutation qualitative, anthropologique et ontologique pour y parvenir. En cela elles nient la finitude humaine, c’est-à-dire le caractère toujours imparfait, chaotique, irrégulier et accidentel de la condition humaine.
1. Thomas more, L’utopie, Flammarion, GF, p.128-129. 2. Herbert Marcuse, La fin de l’utopie, Paris, Editions Delachaux et Niestlé S.A./Seuil, Neuchâtel/Paris, 1968, p. 9-10. 3. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, I, Paris, 1976, Gallimard, p.14. 4. Campanella, Monarchie d’Espagne et Monarchie de France, textes originaux introduits, édités et annotés par Germana Ernst, textes traduits par Serge Waldbaum et Nathalie FABRY, PUF, Fondements de la politique, Paris, 1997, 631 p, ainsi que La Monarchie du Messie, traduit du latin par Véronique Bourdette, revu par Serge Wadbaum, Paris, PUF, 2002. 5 . Cf. Sébastien Caré, La pensée libertarienne, Paris, PUF, 2009.