45/2011 Editorial: Le pouvoir sur le savoir ou la légitimation postmoderne


Le pouvoir sur le savoir ou la légitimation postmoderne

Yves Charles Zarka

« En simplifiant à l’extrême, on tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits » (J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, p.7).

« Où peut résider la légitimité, après les métarécits ?» (ibid., p. 8).

« Sous sa forme de marchandise informationnelle indispensable à la puissance productive, le savoir est déjà et sera un enjeu majeur, peut-être le plus important dans la conception mondiale pour le pouvoir » (ibid., p.15).

Le concept de « postmoderne » n’a pas été inventé par Lyotard, mais on peut dire que son ouvrage la Condition postmoderne, publié en 1979, a constitué un tournant à partir duquel ce concept a connu une extraordinaire fortune au point de désigner le principe général  des transformations qui affectent notre époque, comme époque de la sortie du monde moderne. Lyotard avait déjà pressenti la puissance évocatrice du néologisme : « Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXème siècle »[1]. Mais au sein de l’ensemble que recouvre le terme culture, il pointe ce qui est le lieu nodal : « la condition du savoir dans les sociétés les plus développées »[2].

Lorsqu’on parle aujourd’hui de postmodernité, donc plus de trente années après la parution de l’ouvrage, on évoque principalement les changements qui se sont produits sur trois plans. Tout d’abord la révolution des mœurs : déclin d’une morale sociale homogène, polyvalence de la sexualité, recomposition des vies familiales, effets des biotechnologies sur la filiation et la parenté, désir hégémonique des individus de se faire, défaire et refaire à leur guise, nouveau nomadisme en liaison avec l’établissement de réseaux. Ensuite, l’informatisation de la société : nouvelles règles dans les relations, les échanges, la correspondance, mutation des organes d’information et de la presse en particulier, déploiement de nouveaux modes d’accès aux savoirs. Enfin, la politique : domination des marchés économique et financier sur le politique, naissance de pouvoirs transnationaux non étatiques, nouvelles figures du terrorisme, renaissance politique du religieux, conflits culturels, etc. Mais la question reste ouverte de savoir s’il s’agit de phénomènes juxtaposés ou si tous ces phénomènes renvoient à une dimension commune qui, sans aucunement en faire la synthèse, permettrait de les expliquer.

Il est possible de formuler cette interrogation autrement : comment se fait-il que les valeurs qui ont présidé au monde moderne, celles des Lumières – la liberté, le progrès, la lutte contre l’obscurantisme, l’émancipation – ne continuent pas à présider à notre vie intellectuelle, scientifique, sociale et politique ? Comment se fait-il que notre vie soit devenue si prosaïque, non seulement quasi exclusivement matérielle, mais en outre essentiellement orientée vers la production, l’efficacité, la performance ? Comment ces non-valeurs ont-elles pu être promues au rang de valeurs cardinales, susceptibles de mesurer toutes les autres dans le savoir, les arts, la société, etc. C’est d’une certaine manière à ces questions que tente de répondre Lyotard en exhibant le principe qui préside à la condition postmoderne.

Or, le passage du moderne au postmoderne correspond à un véritable changement de paradigme de la légitimité. Cedernier terme n’est pas à entendre en un sens exclusivement politique, bien que la politique joue un rôle central dans l’affaire, parce que ce terme engage également la question de la légitimité du savoir, des arts et de toutes les activités sociales. Nous sommes donc passés d’un temps où le paradigme de la légitimité était fourni par de grands récits, des métarécits totalisants qui fournissaient une signification et une orientation globales pour les activités humaines, à un temps plus prosaïque où le paradigme de la légitimité est fourni par le calcul de la performance, de la production et de l’efficacité : « Dans la société et la culture contemporaines, société postindustrielle et culture postmoderne, la question de la légitimité du savoir se pose en d’autres termes. Le grand récit a perdu sa crédibilité, quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné : récit spéculatif, récit de l’émancipation »[3].

Pourquoi et comment ce changement s’est-il fait ? C’est que les grands récits comportaient en eux-mêmes le principe de leur érosion, donc de leur propre délégitimation. Ainsi le développement des savoirs spécialisés et disjoints, les transformations sociales de la production, des échanges et de la consommation, l’empire des technologies, les bouleversements politiques mondiaux récusent toute tentative d’envelopper l’histoire humaine dans un récit unique qu’il s’agisse de celui de l’émancipation, de celui d’une totalisation dialectique, ou de tout autre. Les grands récits de légitimation qui ont porté et soudé l’expansion des savoirs et les transformations de la société à l’époque moderne sont devenus désuets. Ce qui est ainsi rendu inopérant, ce ne sont pas seulement les grands récits du passé, mais l’idée même d’un grand récit en général. Il y a donc un vide, une béance énorme en un lieu tout à fait décisif puisque c’est précisément là que se joue le sens des vies et des activités. Il fallait donc qu’un autre paradigme de légitimité vînt remplacer les métarécits désormais déclassés. Quel paradigme ? Il fallait qu’il fût à la fois extensible à toutes les activités (sciences, arts, société) sans procéder à une totalisation discursive. Ce paradigme devait donc être procédural, immanent aux activités et les gouvernant de l’intérieur : « Ainsi prend forme la légitimation par la puissance. Celle-cin’est pas seulement la bonne performativité, mais aussi la bonne vérification et le bon verdict. Elle légitime la science et le droit par leur efficience ; et celle-ci par ceux-là. Elle s’autolégitime comme semble le faire un système réglé sur l’optimisation de ses performances »[4].

Une fois abandonné le rêve de l’émancipation, celui de la dialectique de l’Esprit ou de la matière, un principe prosaïque étend partout son empire sans résistance, sans concurrence, en somme sans partage : la productivité, l’efficacité, le rendement. Les principes qui prévalaient dans le monde de l’entreprise et de l’économie en régime capitaliste, s’universalisent à tous les domaines de la vie intellectuelle ou sociale. Il ne faudrait pas croire que le nouveau paradigme de légitimité n’affecte qu’accessoirement ou avec négligence le savoir. Pas du tout. Au contraire. Son application au savoir est primordiale. La légitimation par la production doit s’emparer prioritairement du savoir, et cette emprise va être facilitée par l’informatisation : « Avec l’hégémonie de l’informatique, c’est une certaine logique qui s’impose, et donc un ensemble de prescriptions portant sur les énoncés acceptés comme ‘de savoir’ »[5]. Le pouvoir sur le savoir, l’accréditation du vrai, de l’efficient, de l’utile, du novateur, du performant, tel est l’instrument majeur du nouveau mode de légitimation. D’une manière tout à fait remarquable et, pourrait-on dire visionnaire, Lyotard voit toute l’extension de ce paradigme qui est devenue aujourd’hui tout à fait manifeste : « Sous sa forme de marchandise informationnelle indispensable à la puissance productive, le savoir est déjà et sera un enjeu majeur, peut-être le plus important dans la compétition mondiale pour le pouvoir. Comme les États-nations se sont battus pour maîtriser des territoires, puis pour maîtriser la disposition et l’exploitation des matières premières et des mains-d’œuvre bon marché, il est pensable qu’ils se battent à l’avenir pour maîtriser des informations. Ainsi se trouve ouvert un nouveau champ pour les stratégies industrielles et commerciales et pour les stratégies militaires et politiques »[6].

Dans la société dite « de connaissance », le savoir et le pouvoir se croisent et se répondent. Le pouvoir sur le savoir devient une question centrale de gouvernement : « Qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider ? La question du savoir à l’âge de l’informatique est plus que jamais une affaire de gouvernement »[7]. On voit donc quelle mutation la condition postmoderne implique par rapport à la condition moderne.

Le pouvoir sur le savoir, c’est-à-dire la soumission de celui-ci aux mêmes critères de productivité, de performance et d’efficacité que ceux qui sont établis dans l’ensemble de la société, est en fait une technicisation de la société tout entière. La recherche, par exemple, n’a plus pour objet la promotion, l’augmentation ou le progrès du savoir, comme le voulait Francis Bacon[8], mais la production quantifiable d’articles, de rapports, d’interventions diverses, et la production appliquée de dispositifs susceptibles d’améliorer le rendement et la production en tous domaines.

*

Un dernier mot : la seule chose que Lyotard n’ait pas pressentie dans son analyse du pouvoir sur le savoir, c’est le nom qui allait le désigner. EVALUATION est ce nom. C’est le nom du nouveau paradigme auquel toute la société est soumise. Mais ce paradigme est destructeur parce qu’il fait perdre de vue l’objet même des activités auxquelles on l’impose.  C’est ainsi que l’on a oublié que le savoir avait pour objet la vérité et que la vérité n’a rien à voir avec des procédures de production. Le système et l’idéologie de l’évaluation[9], qui se répandent partout aujourd’hui, ne sont rien d’autre que la figure postmoderne dela légitimation. L’immense apport de Lyotard sur ce point est d’avoir montré la place centrale du contrôle du savoir dans ce nouveau paradigme qui contraint et asphyxie la société toute entière.


[1]. Jean François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p.7.

[2]. Ibid.

[3]. Ibid., p 63.

[4]. Ibid., p. 77.

[5].Idid., p. 13.

[6]. Ibid. p. 15.

[7]. Ibid. p. 26.

[8]. L’intérêt de cette évocation de Francis Bacon tient à ce que celui-ci avait examiné le lien du savoir au pouvoir, mais il avait précisément récusé le pouvoir sur le savoir qui asphyxie ce dernier et lui fait oublier sa destination.

[9]. Cf. à cet égard la totalité du n°37 de Cités, « L’idéologie de l’évaluation : la grande imposture », PUF, 2009.

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