Robert DAMIEN, Paul MATHIAS
Qui suis-je ? Que suis-je ? Les réseaux numériques au sein desquels chacun de nous s’agrège pour communiquer et faire société avec ses semblables nous donnent une clé de ces questions dont nous apprenons à peine à mesurer la complexité. « Cyberespace » se dit métaphoriquement d’un lieu où nous laissons des traces qui nous identifient et nous authentifient, qu’on peut suivre et scruter, c’est-à-dire analyser et calculer. Cette captation, par le périmètre de nos connexions, nous expose dans notre existence et dessine notre profil numérique. Chacun de nous possède ses odeurs, ses sueurs, ses humeurs. Désormais s’y ajoutent nos secrétions numériques qui avouent, à travers nos comptes bancaires, nos achats, nos appels, nos visites, nos navigations, la spécificité de nos préférences, l’originalité de nos attractions, la continuité de nos choix. Elles racontent, pour qui en saura rapporter la singulière alchimie, une personnalité statistiquement inscrite dans les nœuds de circulation et les carrefours de nos déplacements numériques et réticulaires. Le récit de ce que nous sommes se compose ainsi par nous mais tout autant sans nous. Nous ne sommes plus les narrateurs privilégiés de notre devenir, notre vérité est pour ainsi dire exsudée par le travail algorithmique des innumérables machines que mobilisent nos pratiques réticulaires. Nos usages informatiques portent effectivement notre parole, exhibent notre portrait, marquent les limites plus ou moins étendues de notre territoire social. Nous n’y avons pas des contacts, nous sommes les contacts que nous entretenons. Un temps la carte d’identité, civile, sociale ou professionnelle, portait le témoignage supposé navrant de cette uniformisation objective requise par la vie moderne et ses rationalités productiviste et sécuritaire. On associait alors naturellement la normalisation statistique et l’anonymat fâcheux de « l’homme unidimensionnel », pour reprendre une expression consacrée de Marcuse. Mais le temps n’est plus à de tels regimbements. Nous avons désormais plusieurs de ces « cartes » et elles n’ont d’existence que virtuelle ou informationnelle. Ce qui ne signifie pas un moindre être mais bien un surcroît de transparence et de visibilité. Ainsi nos adresses électroniques nous redoublent de l’ombre portée de nos relations numériques. Leur entrelacs nous augmente de ses empreintes et nous enserre dans des identités souvent multiples et d’emprunt. Toutes les données que nous générons de la sorte deviennent aussitôt sensibles et nous poursuivent de leurs marques indélébiles, nous faisant reconnaître à tout instant et en tout lieu par les irréductibles vertus de l’informatique des réseaux. Usagers de l’Internet, nous sommes de la multiplicité numérique rassemblée en des personnes porteuses de leur chiffre et de leurs signes, qualifiées par et dans leurs connexions réticulaires. Prises dans le Réseau comme le moustique à la lampe ? Toutes les traces, tous les chemins mènent à nous et forment une topographie numérique, repérable et analysable, de laquelle on peut déduire la continuité d’un comportement, anticiper la conduite et prévoir les choix.
« On » ? Le problème est bien là. Qui peut le savoir puisqu’il n’est plus de Dieu pour sonder les cœurs et les reins, puisque tous nos flux existentiels sont absorbés par des machines anonymes et prolixes ? Qui peut prendre connaissance de ces données de notre sensibilité, dont elles gardent des traces paradoxalement indélébiles ? Et comment garder le secret de nos pérégrinations informationnelles ?
Société de contrôle n’a plus le sens qu’on lui donnait il y a encore un quart de siècle. Il ne s’agit plus vraiment des pouvoirs enserrés dans les savoirs, il ne s’agit plus de la surveillance visible et permanente que les autorités, quelles qu’elles soient, exerçaient et continuent toujours d’exercer sur nous avec plus ou moins de légitimité. La société de contrôle ne trouve désormais son centre nulle part sinon dans un certain « on » machinique appliqué à distribuer efficacement les identités, à dessiner le tracé et par conséquent le paysage de leur existence, à créer enfin ce monde hybride dans lequel nous vivons et communiquons d’un seul et même mouvement de notre corps et de notre intelligence.
Mais aussi les frontières se dissipent, non seulement entre les nations reliées par les réseaux numériques, mais aussi et surtout entre nos sanctuaires personnels et le monde ouvert de la circulation des données que nous générons. Autant de traces qui nous disent. Mais de ce discours, quel est l’auteur et, bien plus, quels sont le propriétaire et le destinataire ? Quoiqu’il soit difficile d’apporter une réponse définitive à la question, il est d’ores et déjà facile d’accaparer avec habileté l’existence même de la question : les machines et leurs algorithmes, les applications professionnelles et leur efficacité, sont au cœur d’un « droit de propriété » qui permet d’en user et abuser pour satisfaire à des appétits spécifiques et des intérêts particularisés. Le fait est avéré, l’exploitation des fichiers de données que produisent nos activités réticulaires en toute naïve inconscience permet de faire commerce de nos identités et des existences que nos connexions expriment et rendent calculables.
Paradoxalement, le contrepoint d’une société de contrôle n’est pas l’espace de la liberté, c’est celui de la sécurité. Entendons bien la chose, cependant. Ce sont les données qu’il convient de sécuriser et non point la société ou ses espaces d’expression ! Il faut donc poser clairement la question de savoir qui peut et doit contrôler l’accès des machines et des opérateurs qui les exploitent à nos différents registres d’existence, qui peut et doit en discriminer le bon et le mauvais usage. Quelle autorité légitime peut en multiplier les échanges, en augmenter les diffusions, en diversifier les transmissions ? Comment surveiller les surveillants et nous garder de nos gardiens ? De nature politique, ces questions sont en un sens anciennes, et pourtant elles se posent à nouveaux frais et dans le contexte parfaitement original des réseaux et de ce que par pléonasme on appellera leur diffuse diffusion.
Manifestement en effet, ce qui est en jeu ressortit à notre capacité de nous approprier ou nous réapproprier les outils en même temps que les lieux de notre expressivité, de notre existence, de notre intimité. Comment notamment maintenir cette salvatrice opacité et la dissimulation bénéfique de notre intimité ? Nous pourrions choisir de nous en remettre aux pouvoirs publics, dont le destin démocratique est de préserver l’essentielle liberté des particuliers. Mais d’autres diront qu’une dissémination entrepreneuriale des autorités de contrôle est préférable et que l’Internet ne doit pas être « nationalisé » mais laissé aux lois de son évolution spontanée. En quoi nous touchons peut-être à de l’indécidable, en tout cas à des conflits de normes auxquels un regard philosophique pourrait bien apporter un édifiant éclairage — qui est l’objet, pensons-nous, de la présente livraison de Cités.
Changeons de temps et de lieu, changeons d’espace et d’imaginaire. Un insecte virevolte autour d’un fonctionnaire pétri d’ennui et saturé d’inexistence Exaspéré par la danse inepte du ciron, il l’écrase enfin d’un mouvement rageur. La petite masse inerte et suintante tombe dans un prompteur et bloque un instant son mécanisme ; qui reprend incontinent sa routine pour inscrire le nom d’une personne réelle sur un document administratif et anonyme. On connaît la suite de Brazil, ce film baroque et terrifiant de Terry Gilliam : le nom qui s’inscrit n’est pas celui du « terroriste » recherché — remarquable Robert de Niro, moitié Robin-des-Bois moitié Batman. Un anonyme sans visage sera donc exécuté par un Pouvoir que renforce la conviction aveugle de l’infaillibilité de sa structure informationnelle.
À son imitation, le Nouvel Ordre Mondial, criblé d’algorithmes et saturé de canaux informationnels, nous condamnera-t-il à vivre et mourir, à aimer et prospérer perclus de déterminants numériques ? Et s’il ne faisait que nous offrir enfin les moyens technologiques d’une libération indéfinie de notre puissance de connaître et de nous entendre ? Et s’il promettait d’être la source inépuisable d’une conscience renouvelée de nous-mêmes et d’une sagesse réinventée de l’Humanité ?